Dame de Pique éblouissante à Lyon
Article by Guy Cherqui from Wanderer
[…] C’est ce foisonnement qui rend la production lyonnaise séduisante, parce qu’elle propose pour la première fois en France la production d’un metteur en scène russe considéré comme l’un des plus passionnants aujourd’hui, Timofei Kouliabine, avec en fosse le directeur musical Daniele Rustioni, dont on oublie souvent qu’il est un grand connaisseur du répertoire russe (il suffit de citer L’Enchanteresse ou Le Coq d’or il y a quelques années à Lyon.
Et de fait, cette production se classe d’emblée parmi les plus accomplies tant scéniquement que musicalement qu’on ait pu voir ces dernières années. Musicalement somptueuse au point de damer le pion à bien des productions de théâtres plus importants […]
Cette vision particulièrement sombre est aussi portée par une réalisation musicale que je n’hésite pas à placer au sommet des productions actuelles de La Dame de Pique… Elle est aussi globalement supérieure à celle de Munich il y a deux mois, par la distribution, par la production et par la direction, malgré un beau travail d’Aziz Shokhakimov. Mais le travail de Rustioni est ici bluffant.
“On voit donc l’intérêt que les hésitants ont à aller voir un spectacle qui sans nul doute compte parmi les très grandes productions de l’œuvre, et qui à mon avis doit en marquer l’histoire.”
Daniele Rustioni ne fait pas que connaître son Tchaïkovski, il le ressent, il le respire, il l’exprime comme rarement j’ai entendu un chef (Petrenko ? Jansons ?), tout est pensé de l’intérieur, sans aucune concession au joli, au Tchaïkovski élégant et poudré pour tutus en goguette. On sent avec l’orchestre un travail de ciselure de tous les instants, travail sur les bois, hautbois notamment, si présents, si mélancoliques, si amers, travail sur les contrastes, travail aussi sur les échos (Beethoven, Weber…), travail sur le drame et sur le théâtre. Il n’y rien qui ne soit pensé en fonction du théâtre. Déjà le prélude, avec son tempo initial retenu, presque lointain, frémissant malgré tout, qui s’oppose à la deuxième partie brutale, inquiétante, urgente. Cette urgence on la sent d’un bout à l’autre, comme lors de l’air final de la scène 1 de Hermann, où l’orage est une fulgurance, avec ses flûtes presque sarcastiques qui évoquent au lointain la tempête de la Pastorale.
Cette direction frappe par la manière dont elle révèle la pâte orchestrale, les différentes strates de la composition, comment en sourdine, on entend le drame quand en apparence on entend la légèreté avec une clarté qui révèle à la fois la profondeur des intentions et tout l’art de la composition.
Il y a d’abord bien sûr le théâtre, avec ses ruptures, ses suspensions, ses élans, si importants dans une œuvre aussi ambiguë, faussement romantique et surtout vrai cri d’angoisse, il y a ensuite le souci de laisser le plateau respirer, s’exprimer, s’épanouir, en gérant tous les éléments, chanteurs, chœur, Maîtrise, et bien entendu orchestre, en laissant à chaque fois les voix s’épanouir, comme celle de Lisa, ou celle particulièrement soutenue de Hermann, si particulière si étrange et si juste en même temps.
“Il y a là un souci de cohésion qui ne rentre non plus jamais en contradiction avec la mise en scène, comme la délicatesse avec laquelle est menée la pastorale du deuxième acte, ou l’air de Richard Cœur de Lion de la comtesse.”
Rustioni sait aussi être crépusculaire, comme prémonition de la Pathétique, dont on entend quelques échos (n’oublions pas que Rustioni a une large expérience symphonique et qu’il a dirigé toutes les symphonies de Tchaïkovski : c’est un univers qu’il connaît aussi de l’intérieur pour avoir dirigé au Michailovski de Saint Petersbourg où il avait laissé un excellent souvenir.
Il a su aussi emporter avec lui l’orchestre, qui a visiblement travaillé la partition avec une précision rare, presque pointilliste. On entend ce travail à l’absence totale de scories, d’hésitations, au sens des enchainements, à sa fluidité, à sa respiration. On reste stupéfait de cette approche, de ce rendu, de ces vibrations multiples qui rendent le drame à fleur de peau.
Il s’agit pour moi d’une des meilleures prestations musicales entendues à Lyon, qui atteint un niveau d’exécution qui n’a rien à envier à des phalanges plus prestigieuses et à des opéras plus glorieux.
Comme je l’ai souligné précédemment il faut associer à ce travail l’excellente apparition initiale de la Maîtrise de l’opéra, dirigée par Nicolas Parisot, précise et nette, et naturellement celle du Chœur préparé par Benedict Kearns, qui a dû affronter en même temps deux œuvres lourdes du répertoire et qui ici a montré énergie et vigueur, mais aussi retenue avec un vrai sens des couleurs et des accents. S’il fallait prouver que Lyon est une maison en état de marche, c’est fait.